Capital investissement et gouvernance : les précurseurs de l'ISR

S’il était encore en vie, le célèbre économiste américain Milton Friedman n’en reviendrait pas. Lui qui, en 1970, écrivait que « peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations même de notre société libre que l’acceptation pour les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour les actionnaires (1) », serait en effet effaré de constater que non seulement un nombre croissant d’entreprises revendiquent leur responsabilité sociale mais qu’elles le font souvent sur recommandation de leurs actionnaires…

Capital investissement et gouvernance : les précurseurs de l'ISR
Un vent éthique soufflerait-il sur la finance ? Le développement de l’Investissement socialement responsable (ISR) le laisse penser. En effet, face aux excès de la maximisation du profit pour l’actionnaire, et alors que se déployait largement la notion de développement durable, un nombre croissant d’investisseurs ont décidé d’intégrer des facteurs extra-financiers dans le cadre de leur gestion d'actifs, démontrant par là qu’ils n’étaient pas forcément disposés à rechercher le rendement financier à n'importe quel prix.

D’une démarche exclusive à une dynamique générale

Initialement, la démarche était plutôt de nature exclusive, certains investisseurs se refusant à apporter des moyens à des activités jugées non conformes à leurs convictions éthiques comme celles liées à l’alcool, au tabac, à l’armement, aux jeux d’argent ou à la pornographie… Depuis, cette démarche d’exclusion s’est étendue en prenant également en compte des considérations sociales ou environnementales. Elle conduit une proportion grandissante des investisseurs à écarter de leur portefeuille les entreprises dont la gouvernance est manifestement contraire à la morale. Ainsi, lorsqu’elles font travailler des enfant ou recourent au travail forcé par exemple.

Mais rapidement, cette démarche éthique est devenue plus dynamique. On a vu ainsi naître des fonds thématiques dont les moyens sont exclusivement attribués à des secteurs d’activité jugés bénéfiques à la société et à l’environnement. Comme l’explique le site web spécialisé Novethic, ces fonds « sont investis dans des entreprises actives sur des thématiques ou secteurs d’activité liés au développement durable tels que les énergies renouvelables, l’eau, la santé, ou plus généralement le changement climatique, l’éco-efficience, la santé ou le vieillissement de la population » (2).

Toutefois, le succès de l’investissement socialement responsable doit surtout être appréhendé à la lumière de sa diffusion au sein des acteurs traditionnels de la finance. Maître de conférences à l'Université de Marne-la-Vallée, Hervé Defalvard cite ainsi le cas emblématique du fonds de pension américain CalPERS qui, dès 2004, « s’est retiré du capital de Safeway (une enseigne de grande distribution) pour l’inciter à céder à ses employés en grève contre la restriction de leur couverture maladie ». Si bien que pour l’universitaire, ainsi soutenue par des actionnaires, « la responsabilité sociale de l’entreprise n’est pas que de parole » (3).

Politiques ESG : le Capital Investissement en pointe

En effet, en adoptant des critères dits « ESG », le monde de la finance peut servir d’aiguillon à une modification bénéfique des pratiques des entreprises en matière d’environnement, de social et de gouvernance. C’est ce que les experts de Novethic appellent « l’engagement actionnarial ». Il consiste, pour les investisseurs, à « exiger des entreprises des améliorations via le dialogue direct, l’exercice des droits de vote en assemblées générales et/ou le dépôt de résolutions lorsque le dialogue est infructueux. » En raison de la proximité qu’ils entretiennent avec les entreprises dans lesquelles ils prennent des participations, les investisseurs en capital sont particulièrement bien placés pour obtenir ces évolutions en douceur. Stéphane Monmousseau, Associé de Pragma Capital (société de gestion spécialisée dans les opérations de transmission et de capital-développement), explique que « cette dynamique s’inscrit toutefois dans une évolution globale et la recherche de nouveaux équilibres dans lesquels tout le monde trouve son compte : les actionnaires, comme les entreprises et leurs collaborateurs. »

La démarche est donc tout sauf idéologique. Pragmatique et opérationnelle, elle vise, comme le souligne une récente étude réalisée par l'AFIC, à « s’interroger sur sa responsabilité, en tant qu’actionnaire, afin d’assurer une croissance équilibrée entre performance financière, performance économique, développement social, respect de l’environnement à travers la gestion des risques et des opportunités » (4). Signataire des Principes pour l'Investissement Responsable (PRI) mis en place par les Nations Unies pour encourager la diffusion des meilleures pratiques en la matière, Pragma Capital privilégie ainsi le dialogue pour faire avancer les choses, tant avec les investisseurs qu’avec les entreprises. « L’enjeu pour Pragma est de faire accepter à nos partenaires que le recours aux critères ESG ne représente pas une contrainte mais plutôt un pacte stratégique durable, pour que managers et financiers partagent des valeurs entrepreneuriales responsables et regardent ensemble dans la même direction », affirme à ce sujet Stéphane Monmousseau.

L’ISR, une démarche bénéfique et… rentable

C’est bien sûr là une condition pour que les démarches d’investissement socialement responsable ne soient pas qu’une mode sans lendemain. Fort heureusement, selon une enquête réalisée par Novethic, le management des entreprises vit plutôt bien l’irruption des critères ESG : « Quelques investisseurs constatent, de façon qualitative, un meilleur climat social au sein des entreprises en portefeuille. (…) Certains répondants rapportent même que questionner les entreprises sur leurs pratiques ESG contraste avec l’image traditionnelle du private equity et que les entreprises apprécient aussi que leurs investisseurs ne se préoccupent pas que de la rentabilité de l’entreprise. (5) »

D’autant que les mesures induites par les critères extra-financiers peuvent avoir une incidence extrêmement bénéfique sur le fonctionnement de l’entreprise. « Nos investissements s'inscrivent dans une perspective de création de valeur à long terme et nous pensons que la prise en compte d'une politique ESG peut améliorer la performance de nos investissements dans la durée », affirment les associés de Pragma Capital. C’est notamment vrai avec les investissements réalisés en matière de développement durable. Ainsi, lorsqu’une entreprise prend des mesures d’efficacité énergétique, elle réduit bien sûr son impact sur l’environnement mais elle réduit ses dépenses et améliore aussi ses résultats. Illustration avec les mesures prises par le groupe Demeco en matière de protection de l’environnement : « Depuis son rachat en 2007 par Pragma Capital, le groupe a lancé des chantiers pas fréquents dans ce secteur du transport (certification ISO 14001, bilan carbone, formation à l’écoconduite), une stratégie qui lui a ouvert de nouveaux marchés publics », remarque le quotidien Les Échos (6).

Une question de légitimité !

Une récente enquête du CREDOC, a ainsi mis en évidence que, pour les consommateurs, « les entreprises ne peuvent plus se contenter de produire et mettre sur le marché des produits uniquement orientés marketing ; elles doivent aussi contribuer aux évolutions sociétales en agissant sur le développement durable et en étant plus soucieuses de leur responsabilité sociale. » Signe qui ne trompe pas : quelque 20 % des consommateurs « se déclarent même ‘beaucoup’ ou ‘assez’ incités à l’achat d’un produit lorsque celui-ci est soucieux du droit des salariés, soutient financièrement une cause humanitaire, ou présente des garanties écologiques. (7) » Un intérêt qui vaut aussi pour les salariés de l’entreprise, ces derniers se montrant toujours plus fiers et donc plus impliqués lorsqu’ils travaillent pour une entreprise irréprochable en matière de développement durable.

Là réside probablement l’essentiel ! En assumant ses responsabilités à l’égard de ses parties prenantes, l’entreprise se réconcilie avec elles et retrouve sa place dans la société. Quant aux actionnaires qui encouragent de telles démarches, ils retrouvent eux aussi leur légitimité, loin des caricatures dont on les affuble trop souvent par analogie avec l’univers de la finance spéculative.


Notes & références:

(1) Milton Friedman in Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, 1962.
(2) www.novethic.fr
(3) Hervé Delafard in Petit bréviaire des idées reçues en management, sous la direction de Samuel Sponem et Anne Pezet, Editions La Découverte, 2008.
(4) « Développement Durable et Capital Investissement », étude réalisée par le Club Développement Durable de l’AFIC (www.afic.asso.fr) et PWC, décembre 2010.
(5) « Pratiques ESG des investisseurs en capital », enquête réalisée par Novethic (www.novethic.fr), juin 2011.
(6) « Quand le capital-investissement se met au vert », in Les Echos, 23 mars 2011.
(7) « Les nouvelles perceptions de la marque : moins de fonctionnel, plus d’engagement », CREDOC, mars 2011, librement téléchargeable sur www.credoc.fr.


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